II
Esa promena son regard sur la famille assemblée. Elle vit Yahmose, un air de gravité aimable sur le visage, Kameni, avec son sourire, qui ne signifiait rien, Kait, placide et indifférente, Hori, impénétrable, Renisenb, curieuse et craintive, Imhotep, dont la peur crispait les traits, et Henet dont les yeux lui parurent brillants de plaisir.
« Toutes ces figures, songea-t-elle, ne m’apprennent rien. Parce qu’elles ne traduisent que des émotions superficielles. Mais, malgré cela, si je ne me trompe pas, il y a un traître dans le lot ! »
Tout haut, elle commença :
— J’ai quelque chose à vous dire à tous, mais auparavant je voudrais, devant vous, parler à Henet.
L’expression du visage d’Henet se modifia brusquement : il n’y avait plus dans ses yeux ni amusement, ni curiosité, mais seulement de la peur. Elle protesta, d’une voix qui s’éleva tout de suite à des hauteurs suraiguës.
— Je me doutais, Esa, que tu me soupçonnes ! Tu vas m’accuser et comment pourrai-je me défendre, moi qui ne suis qu’une pauvre femme pas très intelligente ? On me condamnera… et on me condamnera sans m’entendre !
— Sans t’entendre !
Il y avait dans le ton d’Esa une ironie à peine voilée qui fit sourire Hori. Henet, maintenant très nerveuse, poursuivait :
— Je n’ai rien fait !… Je suis innocente !… Imhotep, mon maître bien-aimé, sauve-moi !
Elle s’était jetée aux genoux d’Imhotep et ses bras lui enlaçaient les genoux. Il lui caressa doucement les cheveux et, l’air courroucé, se tourna vers sa mère.
— Vraiment, Esa, je proteste !… Cette scène est très désagréable… Il me…
Esa lui coupa la parole.
— Je n’ai pas accusé. Je ne saurais le faire sans preuves. Je demande seulement qu’Henet veuille bien nous expliquer à tous le sens de certains propos qu’elle a tenus.
— Je n’ai rien dit !… Rien du tout !
— Oh ! mais si !… Mes yeux ne voient pas grand-chose, mais j’ai l’oreille fine et tu as dit devant moi, je l’ai entendu de mes oreilles, que tu savais quelque chose sur Hori. Veux-tu nous dire quoi ?
Hori, un peu surpris, joignit ses instances à celles de la vieille femme.
— Oui, Henet ! Si tu sais quelque chose sur moi, dis-le-nous !
Henet, assise maintenant sur ses talons, jetait autour d’elle des regards apeurés.
— Je ne sais rien. Qu’est-ce que je pourrais savoir ?
— C’est justement ce que nous te demandons, dit Hori. Henet haussa les épaules.
— J’ai dit ça, mais ça ne signifiait rien de particulier.
— Je vais donc, déclara Esa, te rappeler ce que tu as dit exactement. Tu as dit que nous te méprisions, mais que tu en savais long sur les choses qui se tramaient en cette maison et que tu voyais plus que ne voient des malins comme Hori. Et tu as ajouté que, lorsque Hori te rencontrait, il faisait toujours comme s’il ne te voyait pas, comme s’il apercevait quelque chose derrière toi, quelque chose qui n’est pas là !
— C’est la vérité ! dit Henet. Je serais un insecte, il ne me traiterait pas autrement. On dirait que je n’existe pas ! Esa reprit :
— Les mots qui m’ont frappée, ce sont ceux-ci : « Quelque chose derrière moi, quelque chose qui n’est pas là ! » Henet a dit ensuite : « Il ferait bien mieux de me regarder, moi ! » Après quoi, elle s’est mise à parler de Satipy… Oui, de Satipy !… « Elle se croyait très forte, a-t-elle dit. Où est-elle maintenant ? »
Esa promena son regard sur ceux qui l’écoutait.
— Est-ce que tout cela n’a pas un sens pour vous ? demanda-t-elle. Pensez à Satipy, qui est morte… et rappelez-vous qu’il ne faut pas regarder une personne qui… Enfin, quelque chose qui n’est pas là…
Un silence suivit, long et pesant. Puis Henet poussa un cri, une sorte de cri de terreur qui précédait une crise de larmes, entrecoupée de paroles incohérentes.
— Je n’ai pas… maître, sauve-moi !… Ne la laisse pas faire !… Je n’ai rien dit…Rien !
Imhotep cependant s’abandonnait à sa colère.
Ceci est inadmissible ! Je ne tolérerai pas que cette pauvre femme soit ainsi accusée faussement.
Se tournant vers Esa, il ajouta, furieux :
— Qu’est-ce que tu as contre elle ? Tu le reconnais toi-même, rien du tout !
Yahmose, rompant avec sa timidité ordinaire, pressait Esa, lui aussi.
— Mon père a raison ! Si tu as une accusation formelle à porter contre Henet, accuse-la !
— Je ne l’accuse pas.
Esa avait parlé très lentement. Appuyée sur sa canne, elle paraissait toute petite et comme cassée en deux. Yahmose, plein d’autorité, alla vers Henet.
— Henet, dit-il, Esa ne te rend pas responsable des malheurs qui ont frappé cette maison. Mais, si j’ai bien compris, elle pense que tu sais certaines choses que tu ne veux pas dire ! Si elle ne se trompe pas, si tu sais quoi que ce soit concernant Hori ou quelqu’un d’autre, le moment est venu de parler ! Ici, devant nous tous. Parle ! Que sais-tu ?
— Rien !
Tu en es bien sûre, Henet ? Il est des choses qu’il est dangereux de garder pour soi.
— Je ne sais rien ! Je le jure. Je le jure par les neuf dieux, par la déesse Maat, par Râ lui-même !
Elle tremblait. Sa voix était d’une fermeté chez elle inhabituelle. Elle semblait terrorisée encore, mais sincère. Esa soupira et murmura :
— Reconduisez-moi à ma chambre.
Elle sortit, soutenue par Renisenb et par Hori. À la porte, elle renvoya Renisenb.
— Laisse-moi ! dit-elle. Je voudrais dire un mot à Hori. Il était grave et paraissait soucieux.
— Alors ? demanda-t-elle.
— Tu as eu tort, Esa.
— Je voulais savoir !
— Oui… Mais tu as pris un risque terrible.
— C’est donc que tu es de mon avis ?
— Cette idée-là, Esa, je l’ai depuis un certain temps déjà, mais il n’y a pas de preuve… Pas l’ombre d’une preuve… ! Et, même maintenant, tu n’as pas de preuve !
— Non, mais je sais ! Ça suffit.
— C’est peut-être trop !
— Que veux-tu dire ?… Ah ! oui.
— Oui, Esa, à partir de maintenant, tu es menacée !
— Il faut tâcher d’agir vite.
— Mais que faire ? Il faudrait pouvoir prouver.
— Je sais…
L’arrivée de la petite servante d’Esa mit fin à la conversation. Hori se retira, pensif et sombre.
Esa s’assit. Elle se sentait très vieille et, de temps à autre, elle frissonnait. Elle revoyait ce cercle de visages attentifs qui l’entourait tandis qu’elle parlait. À un certain moment, elle avait surpris un regard, des yeux dans lesquels il lui avait semblé que passait une lueur d’inquiétude. Avait-elle bien vu ? Sa vue était si faible !
Et, pourtant, non ! Elle était sûre. Il n’y avait pas seulement ce regard, mais aussi comme une tension de tout l’être. Oui, une personne, une seule, avait compris le sens de ses paroles. Et cette personne-là savait maintenant que la vieille Esa connaissait la vérité…